Ukraine : les ravages de l'atlantisme et de l'européisme
FIGAROVOX/TRIBUNE-
Pour Jacques Sapir, l'attitude des dirigeants occidentaux en Ukraine
est irresponsable et conduira à une scission du pays forcément
sanglante. Plutôt que des élections présidentielles, il appelle à la
formation d'une Assemblée constituante.
Jacques Sapir dirige le groupe de recherche Irses à la FMSH, et coorganise avec l'Institut de prévision de l'économie nationale (IPEN-ASR) le séminaire franco-russe sur les problèmes financiers et monétaires du développement de la Russie. Vous pouvez lire ses chroniques sur son blog RussEurope.
A la suite des tragiques événements du 2 mai, la situation a continué à se dégrader en Ukraine. Les gouvernements des pays de l'Union européenne, le gouvernement des Etats-Unis et celui de Kiev, insistent pour que se tiennent les élections présidentielles prévues pour le 25 mai. Le gouvernement russe a exprimé ses doutes sur ce sujet. On conçoit que, dans la situation actuelle, il est peu probable en effet que des élections présidentielles puissent se tenir sur la totalité du territoire ukrainien. Mais, ce problème est secondaire par rapport à cette question qui devrait être posée: ces élections sont elles une solution politique possible ou vont elles aggraver la situation? L'élection présidentielle n'est pas une solution ; elle est devenue partie prenante de la crise qui risque de précipiter l'Ukraine dans la guerre civil.
L'illusion de l'élection présidentielle.
Il est clair qu'il y a un besoin urgent de reconstruire une légitimité démocratique en Ukraine. Le gouvernement provisoire qui siège à Kiev n'est considéré comme ni légal ni légitime par une partie de la population ukrainienne. On pourrait donc penser qu'il faut effectivement procéder à des élections. Mais, l'idée d'une élection présidentielle renvoie à une situation depuis longtemps dépassée: celle où le problème principal était le remplacement du président alors élu, Victor Yanoukovitch. Or, depuis le début du mois de mars, et cela a été dit et écrit à de multiples reprises sur ce carnet, la question n'est pas de savoir qui va diriger l'Ukraine mais bien de quelle Ukraine on peut parler. Le pacte national a été atteint par les événements qui se sont succédés depuis la fin du mois de février. Le nier n'est pas seulement irresponsable mais criminel.
Si une élection présidentielle est maintenue, le scénario le plus probable est que les insurgées des régions de l'Est de l'Ukraine vont refuser que cette élection se tienne et vont organiser, comme ils en ont manifesté l'intention, des référendums sur l'indépendance. Dans le contexte actuel, ces référendums seront tout aussi légitimes qu'une élection présidentielle (ou tout aussi illégitime). Le résultat le plus évident sera de faire apparaître aux yeux de tous, ukrainiens et étrangers, la scission de fait du pays. Est-ce cela à quoi l'on veut aboutir? Il faut ici mettre en garde tous ceux qui défendent l'idée d'une élection présidentielle le 25 mai, et en particulier les dirigeants des pays européens comme François Hollande en France: par votre attitude vous allez rendre inévitable la scission de l'Ukraine. C'est, en réalité, un discours de boutefeu que vous tenez, et vous porterez la responsabilité des morts qui surviendront alors dans ce pays. Car, ne nous faisons aucune illusion ; la scission de l'Ukraine a très peu de chances de se produire pacifiquement. Il y aura une guerre civile au cœur de l'Europe, avec toutes les horreurs qu'une telle guerre entraîne, et dans les responsables de cette guerre il faudra compter tous les dirigeants qui, par aveuglement ou par calcul, ont soutenu le gouvernement de Kiev dans sa volonté d'organiser des élections. De ce point de vue il est clair que la déclaration faite le 6 mai par François Hollande sur RMC et BFM-TV est non seulement irresponsable mais pourrait avoir à très court terme des conséquences tragiques.
Il faut l'élection d'une assemblée constituante.
Il faut donc revenir aux origines de cette situation. On a dit que le gouvernement de Kiev voyait sa légalité et sa légitimité contestées. Il faut bien des élections, mais ces élections doivent porter sur le seul sujet qui ne divise pas irrémédiablement les ukrainiens, le statut institutionnel futur de l'Ukraine. Quand une communauté politique est à ce point déchirée que la question de savoir qu'est-ce qui «fait» peuple est posée, la seule solution est de redonner la parole à ce peuple pour qu'il décide s'il peut avoir un futur en commun, et sous quelles formes. Prétendre que l'on va faire voter sur qui exercera le pouvoir suprême alors que l'on ne sait pas s'il subsiste encore une «chose publique», est une absurdité. Le défendre politiquement devient alors une faute grave, qui signe soit l'incompétence de ceux qui le font, soit qui témoignent que ces derniers défendent en réalité des intérêts cachés. Et l'on doit dès lors se poser la question de savoir qui, en Europe occidentale et aux Etats-Unis, pourrait avoir intérêt dans l'éclatement d'une guerre civile en Ukraine.
Mais une autre issue est possible. Il est clair que le problème aujourd'hui est celui des institutions futures de l'Ukraine. C'est pourquoi, depuis le début de la crise, en mars dernier, j'ai défendu l'idée d'élections à une Assemblée Constituante. Cette assemblée aurait aussi, bien entendu, des pouvoirs législatifs. Mais, une telle assemblée devrait avoir deux règles de majorité suivant les problèmes qu'elle traiterait. Les questions législatives pourraient être réglées à la majorité simple ou absolue, suivant les cas. Les questions institutionnelles nécessiteraient une majorité qualifiée des deux-tiers ou de 70%. Ceci donnerait la garantie aux populations de l'est de l'Ukraine que leurs revendications de large autonomie seraient entendues. Une fois décidé du futur institutionnel du pays, et laissons les ukrainiens libres de leur décision comme tout peuple souverain, il sera possible et nécessaire de procéder à une élection présidentielle ainsi qu'à l'élection d'une assemblée législative, voire à d'autres élections, en fonction de la nature de la solution institutionnelle qui aura été retenue.
Les conditions d'une élection à une Assemblée Constituante et les conséquences en France.
L'organisation d'une élection à une Assemblée Constituante est bien plus acceptable pour les insurgés, car pour une large partie d'entre eux le problème principal est d'être entendus et respectés dans le cadre d'un état ukrainien. C'est une erreur de croire que l'insurrection est portée par une poignée de «séparatistes». Dans le mouvement majoritaire qui agite les régions de l'est de l'Ukraine on trouve certes du séparatisme, mais aussi un rejet profond de la plupart des partis politiques ukrainiens, une peur justifiée des nationalistes qui tiennent le pavé dans l'Ouest du pays, et le sentiment que les spécificités des populations à l'Est de l'Ukraine n'ont pas été ni respectées ni reconnues. Tout ceci pourra s'exprimer dans l'élection des députés à cette Assemblée Constituante.
L'organisation concrète de cette élections impose néanmoins les mesures suivantes:
Il est essentiel que le gouvernement de Kiev stoppe immédiatement et unilatéralement ses opérations militaires.
Il est de la plus haute importance que des contacts directs soient pris entre ce gouvernement et les insurgés pour stabiliser la situation sur le terrain.
Il est nécessaire qu'un accord soir rapidement trouvé reportant à plus tard l'élection présidentielle prévue pour le 25 mai mais aussi les référendums que prétendent organiser les insurgés.
Les gouvernements des pays européens devraient unir leurs efforts pour peser sur le gouvernement de Kiev et lui faire comprendre où se trouve la voie de la raison. Il faut constater que, pour l'heure, ils font tout le contraire. Cela en dit long, hélas, sur les ravages d'un atlantisme et d'un européisme aveugle, et en particulier dans notre pays. De cela, il faudra s'en souvenir aux élection européennes et sanctionner de la manière la plus implacable ceux qui, à gauche comme à droite, portent la responsabilité de cet atlantisme et de cet européisme.
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